NUIT D’ÉBAUCHE Entre pictural et graphème

“…lire une partition, même si vous n’y comprenez rien, c’est se la réapproprier en tant que signes, graphismes…”

Denis Godefroy

À partir de 1972 Denis Godefroy commence la série des Altérations dont une exposition présentera l’ensemble en 1975 à la Galerie L’Estuaire, à Honfleur. Depuis lors, la vie artistique de Denis Godefroy sera accompagnée d’écrits, d’articles de presse, catalogues, entretiens publiés soit dans des revues, soit enregistrés sur mémoire magnétique. Une littérature critique abondante jalonne une vie artistique très foisonnante qui s’expérimente dans plusieurs champs artistiques (1).
Si les propos tenus sur tous les moments de sa production artistique sont importants pour bien comprendre chaque partie de son œuvre, un point de vue manque toutefois dans ces commentaires en ce qui concerne l’œuvre graphique. Œuvre graphique abordée souvent sous la rubrique du dessin, en opposant fréquemment dessin et peinture.

Cette approche clivante oblitère la puissance graphique qui se diffuse dans l’ensemble de son œuvre, y compris sa peinture. De plus, ces approches ont souvent souligné dans le processus créatif de Denis Godefroy, que cela soit dans son atelier ou directement sur le “motif”, l’intimité et le côté indissociable entre musique et pratique du peintre, du dessinateur : « Chaque dessin est une partition libre, souveraine, liée à une musique ou une vue (2).”
Ceci est fort juste mais certainement incomplet si on observe sa pratique et si l’on écoute les propos de Denis Godefroy. À partir de 1989, avec J’irai sous tes galops, le rapprochement devient plus intime entre l’écrit, la musique et l’acte de peinture (3). Cet acte artistique s’effectuera au cours d’une performance qui va inaugurer tout un cycle de performing art que développera Denis Godefroy jusqu’à l’année 1996 (4). Cette suite de performances et la série Les Angéliques sont liées, sont des performatifs du deuil de sa fille Solène, morte en 1988.
Cette volonté d’articuler lumière, noir, écrit et chant (propos de Godefroy) en un seul acte est un indice fort qu’un lien profond, une articulation intime pourraient exister entre des dimensions sensibles sollicitées séparément à travers des média différents (5).
De ces restrictions et dévalorisations successives opérées par l’art contemporain sur tous les médiums traditionnels du peintre, dans les années 1980-1990, Denis Godefroy apportera des réponses esthétiques d’une forte intensité artistique, « Une partie de l’art contemporain m’ennuie parce qu’elle veut
prouver, illustrer. Et ça, ça ne m’intéresse pas, disait-il. Le fondement de mon travail, c’est tout ce qui interroge, par le support, le problème de la mort. Le reste ne m’intéresse pas tellement.» Propos d’une grande radicalité dans la bouche de Godefroy, comme ils le furent souvent. Donc maintien et consolidation des supports traditionnels chez Godefroy, à l’encontre des nouveaux supports et médias utilisés par de nombreux artistes au cours de cette période.

Quelles sont les énigmes que Denis Godefroy va tenter de résoudre à travers son œuvre? Quelles épreuves s’impose-t-il pour y parvenir ? Entre la peinture et le dessin, le va et vient qui va trouver une esquisse de réponse, et peut-être une solution parmi bien d’autres (comme la couleur) tout au long de sa recherche, va apparaître sur une nouvelle pratique dans ses derniers travaux, avant sa mort. Il « dessine/peint » la nudité de femmes. Nous verrons que cette série est un nœud à plus d’un titre chez notre artiste, une clef de compréhension en ce qui concerne l’activité complexe et relationnelle entre le
« peintre » et le « dessinateur ».
Première hypothèse, Denis Godefroy a voulu prouver qu’il était un bon peintre durant toutes ses périodes et séries, surtout celles qui vont débuter à partir de la Série noire et les Minoirs (1980-1984) jusqu’à celle des Sémaphores et des Angéliques (1994-1996). ” Je n’aime pas les preuves, les choses qui
font la preuve. J’aime l’épreuve…” aimait-il à répéter. Ce fut pour lui une conquête, comme celle de la couleur, à savoir retrouver le métier du peintre par la maîtrise des successions des couches picturales ainsi que la distribution et la structuration du monde de la couleur. Devenir un coloriste en peinture dans sa pratique en quelque sorte.
Mais tentons de clarifier les rapports qu’entretient Godefroy avec la peinture en tant que médium/support.

“Je peignais pour comprendre quelque chose et je montrais que j’avais compris. Maintenant je n’ai plus besoin de comprendre pour en faire de la peinture.”

Ces propos (qui ne sont pas les seuls en regard de ses positions sur ce médium), laissent supposer plusieurs phases et une chronologie bien rythmée dans l’appropriation de cet acte de peinture. Son introduction dans ces activités picturales vont s’effectuer avec la Série noire, particulièrement la série des
Minoirs.

” Après l’application des couches de graphite, il utilise des mines de plomb (dures ou tendres), des crayons de couleur, des pastels. Il peut y avoir une douzaine de couleurs, sourdes, difficiles à discerner, presque visibles, qui ne sont pas “photographiables”; ces couleurs mates, voilées, vibrent avec discrétion, en des oscillations légères, peut-être secrètes, en des variations atténuées (6).”

“L’effet monochrome des Minoirs cache une matière longuement triturée et aussi riche de tons que les
Nouvelles Vagues au déferlement chromatique plus immédiat (7).”

Dans les Minoirs, les couches superposées sont des épidermes accumulés et nul centre n’est jamais trouvé. “Donc c’est une œuvre en perpétuel changement (…) il y a une succession de couches. Il n’y a pas d’original. Il n’y a que des strates qui n’ont comme but, pour les orthodoxes, que de chercher Dieu.” (8)
Nous pouvons évaluer à travers les propos du peintre que le travail sur la succession des couches picturales et la question du support à travers les jeux multiples de cadrage ou de “départage” (9), organisant les surfaces à peindre, relèvent d’une posture dans ses fondements, d’une quête qui dépasse largement celle de la personne en tant que peintre/dessinateur. Voilà pour la peinture (10).

Entre dessin et peinture

En observant Altérations (de 1972 à 1982), la série des Oiseaux (1972-1975), Madame X (1972), Portraits (1972-1975), Autoportraits (1975-1977), Paroles blanches (1978-1982), un ensemble qui couvre une dizaine d’années de recherche11, nous pouvons appréhender les éléments plastiques, figuratifs,
graphiques, ainsi que la distribution des surfaces, qui vont organiser tout le champ de recherche à venir. Mais ce qui nous intéresse particulièrement dans cette première période, c’est que la dimension graphique est une dominante dans l’esthétique de Denis Godefroy. Même la photographie utilisée dans
certaines des séries (Autoportrait, Portrait, Altération) rentre dans une procédure graphique dominante, bien plus que dans un rôle figuratif et narratif. Il faudra un jour s’interroger et clarifier les rapports qu’entretenait Godefroy avec ce médium photographie qui restera tout au long de son œuvre d’une forte présence.

Du chaos, les traces: surface et subjectile, le support.

La marque laissée par le geste ne renvoie pas seulement à elle-même, la structure même de ces traces ouvre et arrache la surface à sa vacuité et l’interroge. Ces traces interpellent singulièrement la surface matérielle, feuille de papier ou tout autre support telle une toile de coton ou de lin tendue sur un châssis,
l’acte de la trace travaillant la surface à partir de sa matérialité. Dureté, mollesse, grain, texture, transparence… autant de variables à utiliser intrinsèquement dans l’expression même de la trace. Les matériaux fluides, visqueux, glissants, organiques et charnels au toucher, s’étendent, s’épanouissent ou s’amenuisent sous la pression de la main; particulièrement dans la gestualité du peintre.
Que cela soit par l’acte pictural ou travail de biffure par des outils d’inscription (par le jeu des brosses, des manches de brosse, mine de plomb ou autres outils contendants), comme dans les séries Nuits d’ébauche, Nuits d’encre (1986-1987), Fou d’enfer (1987), la Grande série (1985-1992), les Boucliers (1992-1993) ou les Sémaphores (1994-1996), nous avons avec Godefroy, une véritable constellation d’expressions de traces qui par jeu de partition des surfaces ou regroupements graphiques de lignes (scansions de milieux entre des milieux) installent un “chaosmos” à travers “le filtre” et le “crible de l’espace tracé.” (Gilles Deleuze)
Robert Carmyne dit à propos de Fou d’enfer (1987) : ” la surface est un trou d’espace, un semblant de vide où les noirs colorés se brisent ou se réfractent en la traversant où se réfléchissent en s’y heurtant (…) Des noirs colorés. Les fonds se devinent extrêmement chromatiques, saturés, sous les griffures, les
frottements, (nodosités végétales), les heurts de crayons, avec les matières colorées et avec les supports (…) espace déplié qui éclaire subtilement son grouillement de signes (12).”
Nous pouvons constater que toutes ces surfaces travaillées dans les nombreux supports picturaux sont peuplées de « grouillement de signes » avant de devenir milieux et ne sont qu’un arrachement du chaos originel par jeux complexes de signes graphiques. Ces éléments formels graphiques apparaissent
comme une évidence dans l’organisation de toutes les surfaces picturales ou dessinées chez Godefroy. Si nous nous reportons d’une façon attentive à toute la série des dessins de paysage effectués à la plombagine, térébenthine, mine de plomb sur vélin d’Arches ou la série des dessins colorés, plombagine, pastel sec sur papier ivoire (les dernières périodes de Denis Godefroy), ces deux séries apparaissent comme de véritables cartographies, radiographies de figures et jeux complexes de graphisme structurant l’ensemble de l’œuvre de notre artiste.

Chez Godefroy, le mot dessin serait ” presque un signifiant flottant ” (selon Georges Didi-Huberman). Dessin, c’est à la fois concret et abstrait, descriptif et métaphysique. « Dessin » s’applique au mouvement de la main et à l’invention, un processus matériel et créatif qui a pour effet la forme obtenue par ce
procès. C’est aussi le croquis, l’esquisse, le schéma, le tracé de ligne de forces ou dernière étape avant l’œuvre finale. Le dessin est un Concept qui se formerait dans l’esprit et un concept qui s’actualiserait uniquement dans l’acte. Recouvrant les deux termes qui peuvent s’interchanger et coïncider et/ou se différencier, dessein et dessin. Mais cela pourrait revenir à un terme générique, recouvrant une plus grande étendue sémantique et technique telle que le graphisme, qui serait intrinsèquement lié à une activité de traces, traçage dans une œuvre. Nous parlerons alors d’une œuvre graphique chez un artiste, ce qui pourrait s’appliquer à notre artiste. Toutes les manifestations de support chez Denis Godefroy se règlent pourtant sur le fondement qu’il énoncera au cours d’un entretien : ” Le fondement de mon travail, c’est tout ce qui interroge, par le support, le problème de la mort. Le reste ne m’intéresse pas tellement.”

« C’est pourquoi j’ai envie de “musicaliser” ma peinture. Ce type de raisonnement évite le manichéisme qui a régné pendant longtemps, c’est-à-dire que la peinture ne soit qu’image. Ce n’est pas qu’une image. Le silence avec lequel on la regarde fabrique de la musique. La musique est une spéculation intellectuelle avec laquelle le sensible se met en place. Toutes les œuvres sont faites pour mettre à jour quelque chose, mais aussi pour régler un compte avec la mort (…)”
“En dessinant, j’essaie de faire naître du “sentiment ” afin de réactualiser mon souvenir de paysage. Une interaction s’exerce entre le “sentiment du passé” et le “sentiment à fabriquer”, un inversement corps/sentiment – sentiment/corps.
Une certaine vacuité passe par la confrontation de deux pratiques : celle du dessin et celle de la peinture. La bande médiane (à propos des Minoirs) serait pour moi le lieu de convergence et la matérialisation de cette vacuité-méditative (…) J’essaie de faire en sorte que cette bande médiane apparaisse
comme une mélodie très très sourde, très en demi-teinte, vaporée (13) …”
Nous pouvons remarquer que notre artiste, tout au long de sa pratique, entrelace et met en tension le registre pictural et celui du dessin, il ouvre ainsi dans la confrontation de ces deux milieux la véritable dimension spatiale graphique de son oeuvre. Cette “mélodie graphique” implique simultanément le
corps de la picturalité, celui du dessin comme “une texture, une certaine qualité vibratoire, comme en musique » et certainement le corps de l’artiste dans un jeu très subtil d’inversement “corps/sentiment – sentiment/corps”. Tels seraient les critères de l’essence de sa quête artistique graphique.

Jean-Claude THEVENIN

  1. Nous renverrons le lecteur au catalogue Denis Godefroy 1949-1997, à l’occasion de la rétrospective de notre artiste en 2003-2004 à Rouen, Évreux, Le Petit Quevilly, Saint Valéry-en-Caux, Paris, Somogy éditions d’art, 2003. Denis Godefroy meurt le 24 janvier 1997 dans sa 47e année, de cinq mois commencée. Une mort précoce mais une vie très animée en de multiples activités tant sur le plan artistique que sur celui des engagements idéologiques qui commenceront dès son plus jeune âge d’adolescent.
  2. Cf. Gilbert Lascault: “Denis Godefroy écoute des chants grégoriens ou Le Couronnement de Poppée de Monteverdi dans sa voiture arrêtée, pendant qu’il dessine à travers le pare-brise (ou bien dans un rétroviseur) les cimes des arbres.” “Entrevoir jusqu’au seuil…”, Catalogue Denis Godefroy, p.20.
  3. Il adapte l’essai de Gregory Corso Elegiac feelings American, éd. Christian Bourgois, 1977 : performance au Centre d’Art, d’Essai et de Création, Marc Sangnier, Mont-Saint-Aignan, 1989. Salle des Procureurs, Palais de Justice de Rouen, 1er Festival Art et Déchirure 1989.
  4. Cycle qui s’achèvera au cours de l‘exposition Les Angéliques au Cloître des Pénitents à Rouen.
  5. Une recherche similaire à celle de Wagner qui tendait par ses opéras à un art total, véritable synthèse des arts. Ceci rappelle l’esthétique de Herder, une interdépendance des sens, une synesthésie à l’œuvre.
  6. Gilbert Lascault, « Entrevoir jusqu’au seuil… » article cité, p.20
  7. Laurent Salomé, “La place du peintre”, extrait du catalogue Denis Godefroy, ouvrage cité.
  8. Thierry Heynen et Denis Godefroy, entretien du 17 janvier 1994 à propos de l’exposition Correspondance, février-mars 1994. Catalogue Denis Godefroy, rétrospective 2003-2004, Paris, Somogy édition d’art, 2003, p.174
  9. qui constituent “un vrai fait graphique” selon Martin Sobieszczanski.
  10. Quant au support/départage, Godefroy précisera “…il est forcément de même nature puisqu’il se trouve sur la même surface, sur le même support ;
    mais c’est la mise en scène d’une dialectique, le diable ou le bon Dieu.”
  11. Avec une forte prédominance du vocabulaire formel de la figuration narrative et de la figuration analytique des années 60 à 80.
  12. Robert Carmyne, “Fou d’enfer”, extrait du catalogue Denis Godefroy, p. 100.
  13. Denis Godefroy, 20 novembre 1981, extrait du catalogue Denis Godefroy, ouvrage cité, p. 62. Archives privées.